LA SOEUR GRISE.

Alex. GUIRAUD.

J'ai laissé pour toujours la maison paternelle ;

Mes jeunes soeurs pleuraient, ma pauvre mère aussi.

Oh ! qu'un regret tardif me rendrait criminel !

Ne suis-je pas heureuse ici ?

 

Ne m'abandonne pas, toi qui m'a appelée ;

Dieu qui mourus pour nous, mon Dieu, je t'appartiens !

Et moi qui console et soutiens,

J'ai besoin d'être consolée.

 

Ignorante du monde avant de le quitter,

Je ne le hais point, et peut-être

( Un mourant me l'a dit ) j'aurais dû le connaitre,

Pour ne jamais le regretter.

 

Quand je sens reprendre à sa joie éphémère,

Faible encor le dernier adieu,

J'embrasse ta croix, ô mon Dieu !

Je n'embrasserai plus ma mère.

 

Souvenirs de bonheur, que voulez-vous de moi ?

Que vous sert de troubler ma retraite profonde ?

Et qu'ai-je à faire avec le monde,

Dont le nom seul ici doit me glacer d'effroi ?

 

Ici, la charité remplit mes chastes heures :

Le malheureux bénit ma main qui le dèfend ;

Je nourris l'orphelin d'espérances meilleures ;

Ta servante, ô mon Dieu ! dans ces tristes demeures,

Est l'enfant du veillard, la mère de l'enfant.

 

Et tandis que mes soeurs à de nouvelles fêtes

Vont peut-être se préparer,

Que des fleurs dont ma mère aimait à me parer

Elles ont couronné leurs têtes,

Moi je veille et je prie et ne dois point pleurer.

 

O de mes premiers jours images trop fidèles !

Mes songes quelquefois me rendent vos douceurs,

ma bouche presse encor les lèvres maternelles,

Et même au bal joyeux je suis mes jeunes soeurs,

Le front ceint de roses, comme elles.

 

Vaine illusion d'un instant,

Dont le charme confus m'agite et me réveille.

Mais la cloche plaintive a frappé mon oreille :

A son lit de douleur un malade m'attend.

 

Là, naguère, une pauvre fille

Me disait en pleurant : " Dieu finit mes malheurs

J'étais orpheline, et je meurs

Sans avoir connu ma famille. "

Moi, j'ai quitté la mienne... et nous mèlions nos pleurs.

 

J'avais une famille, et pourtant je l'oublie ;

Et mon coeur bat d'un noble orgueil,

Quand le pauvre a pressé de sa main affaiblie

Ma main qui doucement l'accompagne au cercueil.

 

Consolé par ma voix, à son heure suprême,

Bien souvent le pécheur s'endort moins agité ;

Que dis-je ! le mourant me console lui-même

De ce monde si vain qu'avant lui j'ai quitté,

Et lorsque dans ses yeux une dernière flamme

Révèle un saint espoir, né d'une ardente foi,

Je recommande à Dieu de recevoir son âme,

Au mourant de prier pour moi.